LIEN POUR LE FILMBig Time Gambling Boss est le quatrième opus de la série
Gamblers (ou
Gambling House), une des séries de ninkyo les plus notables produits par la Toei pendant les années 60. C'est également sans doute le meilleur film de sa saga, et assurément un des meilleurs films de yakuza produits à cette période, peut-être même un des meilleurs films de yakuza tout court. Bien entendu, il n'est absolument pas nécessaire d'avoir vu les trois opus précédents pour vous lancer cœur et âme dans ce grand film de cinéma. Comme il était souvent coutume dans les années 60 au Japon, les dix films de la série
Gamblers ne sont connectés que par un thème commun (les yakuzas et les bakuto, des joueurs professionnels itinérants) et par une panoplie d'acteurs qui revient avec régularité, dominée par le stoïque et charismatique Koji Tsuruta. Après trois films de qualité pour établir et raffiner la formule narrative et esthétique de la saga, Shigehiro Ozawa laisse enfin la place à Kosaku Yamashita (
Yokosuka Navy Prison,
La Pivoine Rouge) pour la réalisation de ce quatrième opus, dans lequel Tsuruta se retrouve face à Tomisaburo Wakayama (Ogami Itto dans les
Baby Cart). Matsuda, joue par Wakayama, sort de prison après cinq ans d'incarcération et est informé qu'en son absence, son clan a choisi un nouveau boss ; plutôt que de choisir Nakai (Koji Tsuruta), son ami de toujours et l'homme le plus qualifié pour diriger le clan, ils ont choisi le jeune Ishido, une insulte que Matsuda ne peut pas accepter. Nakai, tiraillé entre son devoir envers le clan et l’amitié et le respect qu'il porte pour Matsuda, se retrouve dans une situation impossible... Un postulat simple, certes, mais ce serait sous-estimer la discipline et la précision du cinéma de studio japonais de la grande époque que de croire que le film de Yamashita s’arrête là : la force de
Big Time Gambling Boss est dans la manière dont il développe ses deux personnages centraux avec rigueur au travers d’échanges intenses qui se transforment en véritables duels de volontés et de principes, le tout jusqu’à un final poignant. Le tout est bien entendu soutenu avec brio par la mise en scène de Yamashita, caractéristique de cette grande époque du cinéma japonais : lente, méticuleuse, et rigoureuse mais toujours sophistiquée, toujours à l'attention du moindre détail des performances impériales délivrées par les géants que sont Tsuruta et Wakayama.
Big Time Gambling Boss est sorti en 1968, à une époque où les films de yakuza étaient au sommet de leur popularité au Japon. Quelques années auparavant, le genre était inexistant au Japon ; et était représenté seulement de manière occasionnelle. Le yakuza eiga a fini par exploser au Japon au milieu des années 60, notamment au travers des ninkyo eiga de la Toei. Qu'est-ce qu'un ninkyo eiga ? Le terme signifie plus ou moins "film de chevalerie" et désigne une forme particulière de films de yakuza, formaliste et moraliste, qui tournent irrémédiablement autour du code du monde des yakuzas, de valeurs traditionnelles telles que le devoir, le respect des aînés et du clan, et bien entendu de la chevalerie ; un élément hérité bien entendu du chambara dont le ninkyo représente l’évolution naturelle et inévitable. Les ninkyo eiga ont pour particularité de se dérouler, pour la plupart, pendant les débuts de l’ère Showa (donc n'importe quand entre 1926 et 1945), et tirent une grande partie de leur imagerie et esthétique directement du chambara, qui restera en grande forme jusqu’à la fin des années 60 : kimonos, tantos et katanas, tatouages complexes et colorés... Toei deviendra rapidement le fer de lance de cette mode, produisant au cours des années 60 des dizaines et des dizaines de ninkyo eiga, notamment au travers des longues séries phares Brutal Tales of Chivalry (9 films, 1965 - 1972), Abashiri Prison (10 films, 1965 - 1967) et New Abashiri Prison (8 films, 1968 - 1972), et bien sûr la saga Red Peony Gambler (8 films, 1968 - 1972), sans doute la plus connue en France. Big Time Gambling Boss est sorti durant les dernières années de la mode ninkyo, seulement quelques années avant que la vague jitsuroku, connue principalement grâce aux films de Kinji Fukasaku (Yakuza Papers, Le Cimetière de la Morale), qui dynamiteront complètement le genre par leur semi-réalisme cru, leur violence brutale et sèche, et leur destruction et démystification systématique des codes et rituels du ninkyo. Les ninkyo, en contraste aux jitsuroku à venir, sont des films beaucoup plus romantiques, beaucoup plus traditionnels, beaucoup plus ancrés dans le mystique des yakuzas, dans une réalité dont les règles sont déterminées par les oyabun (les boss) plutôt que par la loi et le gouvernement ; une caractéristique que le genre partage notamment avec le wu xia pian et son monde des arts martiaux (ou jiang hu). Les ninkyo, par conséquent, brassent beaucoup de thématiques ; ce sont moins des films de yakuza dans la forme que l'on connaît actuellement (au travers des films de Takeshi Kitano, etc) que des tragédies chevaleresques. L'action a souvent peu court dans le monde des ninkyo ; l’intérêt se trouve dans les relations complexes entre les personnages, motivées par les notions de devoir, de respect, d’amitié et d'amour, dans les idées d'honneur et de code, dans la manière dont les protagonistes (souvent joués par Koji Tsuruta ou Ken Takakura) maintiennent leurs valeurs dans un monde de plus en plus grand, de plus en plus moderne, de plus en plus violent et de moins en moins chevaleresque. Big Time Gambling Boss est une ode à la chevalerie : à part le salopard de service (il y en a toujours un, et c'est même pas dur de deviner qui c'est), tous les personnages sont héroïques et justes, et à défaut d’être toujours du bon cote de l'histoire, ils restent toujours du côté de l'honneur, de la justice et surtout du code. Le code, le code, toujours le code.
Alors pourquoi ce film, et pas un autre parmi les centaines de films de yakuza réalisés au Japon pendant la grande ère des studios ? Parce que si les films de yakuza sont bien connus en dehors du Japon, on connaît surtout l’ère contemporaine du genre, et parce que le ninkyo est souvent éclipsé par la notoriété du jitsuroku, qui est plus intense, plus réaliste, plus moderne et sans doute plus accessible aussi aux audiences non-japonaises. Big Time Gambling Boss est sans aucun doute le plus accessible des ninkyo de cette période, entre autres grâce à un scénario irréprochable, écrit par un Kazuo Kasahara (le bonhomme qui finira par écrire tous les Combats sans code d'honneur) au sommet de son art, et porté par un réalisateur et une troupe d'acteurs absolument fantastiques. Impossible également de ne pas voir dans Big Time Gambling Boss des traces de John Woo, dont les grands polars mélodramatiques finiront par porter l'influence sur leur manche. Big Time Gambling Boss est un des plus grands films de yakuza, sans aucun doute, mais aussi un grand film tout court, dont l'importance dans l'histoire du cinéma japonais ne peut être ignorée ou sous-estimée. Enjoy!
Merci Zering 😍
Ah mais un Ninkyo en plus c'est génial. Je m'en suis pas fait depuis longtemps et ça me tente bien de replonger dans le genre.
J'ai pas encore lu le texte, je voulais juste corriger le problème technique pour enfin (re)lancer le ciné-club. C'est partiiiii !